Article rédigé par Benjamin Brami

En grande difficulté économique depuis plusieurs années, le secteur de la presse vient de gagner une bataille décisive contre Google. L’Autorité nationale de la concurrence (ANLC) a enjoint le géant américain de négocier « de bonne foi » une rémunération juste et équitable avec cette profession. Cette décision soulève l’enjeu majeur d’un nouveau partage de la valeur économique des articles web entre plateformes numériques et éditeurs de presse.

 

Un droit à rémunération pour les éditeurs de presse récemment consacré dans la loi

Le différend opposant Google à la presse trouve sa source dans la loi du 24 juillet 2019, tendant à créer un droit voisin au profit des agences de presse et des éditeurs de presse. Transposant une directive européenne, cette loi confère notamment à ces derniers le droit d’autoriser ou d’interdire la reproduction de leurs publications par les plateformes numériques[1].

Pourquoi parle-t-on de « droit voisin » ? Il s’agit d’un droit dit voisin du droit d’auteur. Les artistes-interprètes (musiciens, acteurs, comédiens, …) en sont par exemple bénéficiaires. Ainsi, au même titre que les artistes-interprètes, le droit français reconnaît donc désormais aux entreprises de presse un droit voisin d’une durée de 2 ans[2], permettant aux éditeurs et agences de refuser ou d’autoriser, gratuitement ou à titre onéreux (par l’octroi de licences), la diffusion de leurs articles, notamment par des plateformes numériques comme Google ou Facebook

S’appuyant sur le constat que ces mastodontes du numérique captent toute la richesse générée par la diffusion d’articles web sur leurs plateformes, cette législation européenne souhaite un meilleur partage de la valeur économique.

Afin d’atteindre cet objectif, la loi de transposition française prévoit une négociation équilibrée entre d’une part, les puissant hébergeurs numériques et d’autre part, les éditeurs et agences de presse.

 

Un droit à rémunération contourné par Google

Alors que la presse attendait un pont d’or, Google a trouvé un moyen astucieux de contourner la règle : dégrader l’affichage des articles web, sauf à ce que les éditeurs lui donnent l’autorisation de diffuser leurs contenus à titre gratuit sur ses services (Google actualités, Google Search et Discover …).

Plus précisément, le moteur de recherche a imposé aux éditeurs soit de renoncer à une rémunération pout la reprise de leurs articles, soit de supprimer les courts extraits (appelés « snippets ») et illustrations affichées en-dessous des titres, afin de ne plus tomber dans le champ de la loi. Cela a conduit la plupart des éditeurs de presse à lui consentir gratuitement des licences pour l’utilisation et l’affichage de leurs contenus.

Or, sans être accompagné d’un extrait, un titre d’article est condamné à être mal référencé. 
« Vous êtres l’objet d’une menace, d’un chantage, celui du déférencement » avait dénoncé le président de la République lors de ses vœux à la presse en janvier dernier.

Écœurés, plusieurs syndicats ont saisi l’ANLC en novembre 2019. Ils accusaient l’entreprise Google de pratiques abusives liées à la modification brutale de sa politique d’affichage des contenus d’actualité. Les requérants ont également demandé à l’Autorité de prononcer des mesures conservatoires – c’est à dire des mesures d’urgence – pour remédier à la menace que fait peser sur eux le stratagème du géant américain.

 

Google contraint de négocier avec les acteurs de la presse

Sans se prononcer sur le fond de l’affaire (à savoir constater l’existence oui ou non d’un abus de position dominante), l’Autorité a tout de même estimé que les pratiques visées sont susceptibles de constituer un abus de position dominante.

Prohibée par l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), il s’agit d’une pratique par laquelle une entreprise en position dominante sur un marché (comme ici Google sur le marché des moteurs de recherche) fait obstacle par des pratiques déloyales à une compétition saine.

L’ANLC a considéré qu’en appliquant un principe de prix nul aux éditeurs pour la republication de leurs contenus, « Google a imposé des conditions de transactions inéquitables qui lui auraient permis d’échapper à toute forme de négociation et de rémunération pour la reprise et l’affichage des contenus protégés au titre des droits voisins »[3].

En outre, les sages de la rue de l’Échelle ont établi le caractère urgent de la situation : les pratiques de Google causeraient « une atteinte grave et immédiate au secteur de la presse, […] dans un contexte de crise majeure »[4]. Pour répondre à cette menace grave qui pèse sur la presse, l’ANLC a alors imposé aux géants américains plusieurs obligations sous forme de mesures conservatoires, dont les principales sont :

  • Obligation de négocier de bonne foi avec les éditeurs et les agences de presse qui en feraient la demande, et des négociations qui doivent impérativement aboutir à une proposition de rémunération de la part de Google.
  • Obligation de négocier pendant trois mois à partir des demandes émises par les éditeurs.
  • Obligation de communiquer aux éditeurs et agences de presse les informations nécessaires à une évaluation transparente de la rémunération due

D’autres mesures viennent compléter le dispositif afin d’éviter que les éditeurs se fassent malmenés dans les négociations pour une rémunération juste et équitable. Il convient également de préciser le caractère rétroactif de tout accord conclu. Autrement dit, la juste rémunération fixée à l’issue des négociations sera due pour une période qui commence le 24 octobre 2019, date d’entrée en application de la loi sur les droits voisins.

Bien que l’affaire au fond n’ait pas encore été tranchée, cette décision a le mérite de constituer une avancée majeure pour la presse française.
Elle remédie à la manœuvre par laquelle Google a menacé les éditeurs d’être déférencés (s’ils n’acceptaient pas que leurs articles soient repris gratuitement), ce qui privait jusqu’ici la législation européenne de tout effet utile.

Le processus de partage équitable de la valeur économique entre puissants hébergeurs et éditeurs de presse est bel et bien remis sur les rails dans l’Hexagone. La viabilité économique des médias sur internet en dépend fortement.

Enfin, cette affaire prend un sens particulier dans le contexte actuel de pandémie mondiale où le droit à l’information nous semble plus que jamais indispensable à notre démocratie.

 

Article rédigé par Benjamin Brami le 29 avril 2020.


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A bientôt !

 

[1] Article L. 218-2 du code de la propriété intellectuelle

[2] Article L. 211-4 du code de la propriété intellectuelle

[3] Décision de l’Autorité de la concurrence, 20-MC-01 du 09 avril 2020

[4] Idem